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La libre disposition de soi et l’autonomie corporelle des femmes

Publié le 24/11/2023

Dans les années 1970 la revendication majeure  des femmes était leur liberté reproductive, qui renvoie à  leur autonomie corporelle et à leur droit à décider de leur sexualité et de leur procréation.

Ces idées  féministes ont émergé ces années-là avec le « Mouvement de libération des femmes » en France et en Belgique et le « Women’s Liberation Movement » au Royaume-Uni et aux États-Unis. Les féministes ont lutté pour la liberté de choix en matière de reproduction, en remettant courageusement en question toutes les contraintes imposées par des tiers : la société, la famille, l’État et la religion.

Elles ont défendu le droit à la vie privée et à la décision personnelle comme l’expriment les slogans de l’époque : « Un enfant quand je veux, si je veux » ou « Maître de mon corps ».

Aujourd’hui, en 2023, les associations féministes européennes et internationales pro-choix recourent au langage des droits humains et utilisent les bases politiques onusiennes et européennes pour obtenir la reconnaissance des droits reproductifs et sexuels comme des droits humains.

Les conférences internationales  organisées par l’ONU à Vienne (1993), au Caire (1994) et à Pékin (1995) ont eu pour objet la reconnaissance de la dissociation entre la sexualité et la procréation, notamment. Elles ont légitimé ces revendications et contribué à leur institutionnalisation, par l’OMS et la Fédération internationale du planning familial,  tout comme les résolutions du Parlement européen ou de l’Assemblée du Conseil de l’Europe.

Les femmes ont également lutté pour s’individualiser en se libérant des rôles traditionnels, en accédant à l’éducation, à l’autonomie économique et à la participation politique. Ces combats reposent sur leur émancipation collective de la tutelle maritale, paternelle et masculine, leur permettant d’influencer les rapports de force dans l’espace public.

La montée des mouvements anti choix

Les mouvements anti choix qui s’accentuent depuis les années 1990, sont souvent conservateurs voire réactionnaires, et sont principalement portés par les fondamentalismes religieux.

Deux principales phobies caractérisent ces mouvements : celle de l’égalité entre les femmes et les hommes, et celle de la liberté et de l’autonomie des femmes.

Ces mouvements se manifestent notamment par des mesures visant à restreindre, voire à supprimer l’accès à un avortement sûr et légal. Les opposants au droit à l’avortement continuent de défendre le monopole de décision de l’État sur les corps reproductifs, en s’appuyant sur des arguments liés aux droits à la vie, à la dignité humaine et à la liberté de conscience et religieuse. Le Saint-Siège est en alliance avec les Églises évangéliques, orthodoxes et les États islamiques des pays du Golfe pour défendre ces positions.

Ces mouvements anti choix rejettent la dissociation entre sexualité et procréation et cherchent à revenir à un « ordre soi-disant naturel ». Ils utilisent le langage des droits humains, mais en se référant à une “Loi naturelle” transcendante et immuable.

Nous sommes en présence d’une deuxième génération de mouvements anti-choix, formée par des alliances entre différents courants conservateurs, réactionnaires, d’extrême droite et d’intégrismes religieux. Cette montée des mouvements anti-choix a entraîné une régression en matière d’autonomie corporelle, de libre disposition de soi et de droit à l’avortement,

Un exemple emblématique est la Pologne et l’association anti-IVG Ordo Juris. Le gouvernement polonais a durci la loi sur l’avortement en interdisant notamment les avortements pour raison de malformation du fœtus, ce qui a entraîné la mort de plusieurs femmes suite à des avortements clandestins et au refus de médecins de pratiquer un avortement même quand la vie de la femme est en danger.

On peut mentionner également d’autres actions restrictives, comme la création d’un fichier de recensement obligatoire de toutes les grossesses en Pologne. Il faut souligner que  la montée de ces mouvements anti choix met en danger la démocratie politique libérale, notamment par le rejet de la primauté du droit européen et la remise en cause des principes de l’État.

Différentes instances européennes, dont le Parlement européen, ont réagi en faveur du droit d’accès à un avortement sûr et légal. Il existe malheureusement d’autres actions régressives dans d’autres pays, comme la déclaration du « Consensus de Genève » soutenu par certains gouvernements[1], qui remet en cause le droit à l’avortement en tant que droit humain, ainsi que le revirement de la Cour suprême américaine sur la protection constitutionnelle du droit des femmes à interrompre leur grossesse[2].

L’enjeu de la constitutionnalisation du droit à l’avortement

Suite à cette actualité aux États-Unis, le Président français va proposer d’inscrire ce droit dans la Constitution française et dans la Charte européenne des droits fondamentaux.

Deux formulations ont été proposées, l’une insistant sur un droit-créance qui engage l’État à garantir l’accès à l’interruption volontaire de grossesse en contrepartie du paiement des impôts et des cotisations sociales, et l’autre insistant sur un droit-liberté sans obligations pour l’État.

La situation dans l’Union européenne est inégale et peut donner lieu à des régressions, notamment dans les pays où l’autoritarisme et le populisme identitaire de droite sont en hausse.

La résolution du Parlement européen adoptée en juillet 2022 reconnaît que la protection du droit à l’avortement a une implication directe sur les droits fondamentaux. L’Église catholique (COMECE) a réaffirmé son opposition à la reconnaissance du droit à l’avortement dans la Charte européenne des droits fondamentaux, affirmant que cela irait à l’encontre de la dignité humaine.

Mais le débat sur la constitutionnalisation du droit à l’avortement ne doit pas occulter l’élargissement des droits de citoyenneté, tels que la liberté sexuelle et reproductive. Il faut souligner l’importance des politiques sociales, de l’éducation sexuelle, du remboursement de la contraception et de l’avortement, ainsi que de l’accès aux services de santé pour lutter contre les inégalités auxquelles les femmes sont confrontées.

Il faut  faire la différence entre les droits humains, inclusifs et visant l’être humain en tant que tel, et les droits de citoyenneté, exclusifs et définissant qui peut être citoyen et quels sont ses droits et devoirs.

ais selon le principe de subsidiarité l’accès effectif à un avortement sûr et légal dépend de l’État en tant que garant des droits de citoyenneté et de l’État social en tant que garant de la citoyenneté sociale. Cependant, les politiques d’austérité et les forces politiques conservatrices peuvent compromettre cet accès.

Les femmes sans statut de citoyennes, telles que les migrantes ou les étrangères, sont particulièrement touchées par les restrictions d’accès à l’avortement. Les jeunes filles mineures sont également affectées dans la plupart des pays de l’Union européenne.

Conclusion : comment réagir ?

Les perspectives de régression concernant les droits des femmes, en particulier l’accès à l’avortement sont réelles et il faut y réagir. Comment ?

Gramsci aurait prôné « Le pessimisme de l’intelligence, et l’optimisme de la volonté ».

Le pessimisme de l’intelligence doit nous conduire à reconnaître que l’avenir est sombre mais qu’il faut refuser de le dénier. Il est important de mettre en lumière les mécanismes et les expressions de la logique réactionnaire dans nos sociétés démocratiques, ainsi que de souligner les fondements de ces démocraties, en particulier la liberté dont nous disposons dans l’’État de droit.

La  liberté appelle un devoir de solidarité et de vigilance pour préserver  ce que Hannah Arendt appelait le « Droit à avoir des droits » et à réclamer de nouveaux droits.

L’optimisme de la volonté doit nous pousser à soutenir les actions menées par les pro-choix défenseurs du droit à l’avortement, parmi lesquelles la vigilance contre les régressions législatives, les manifestations massives, les recours judiciaires au niveau européen et international, la formation de coordination entre associations pro-choix, et l’organisation de solidarités concrètes pour aider les femmes qui souhaitent interrompre leur grossesse.

Cette solidarité peut aller jusqu’à la désobéissance civile, comme cela a été le cas en Belgique et en France dans les années 1970, ou encore en fournissant de l’information et des moyens pour un avortement sécurisé. Les réactions des instances européennes aux situations polonaises ou  crées par la Cour Suprême des États-Unis (au Texas par exemple) vont dans le sens de la défense du droit à l’accès à un avortement sûr et légal.

C’est ainsi que l’avortement est devenu un enjeu géopolitique crucial, non seulement pour l’autonomie et la santé sexuelle et reproductive des femmes, mais aussi pour l’avenir des régimes démocratiques face à la montée des régimes autoritaires. La régression des droits des femmes est bien l’une des expressions principales de la régression démocratique.

Si vous souhaitez réagir à cette infolettre, vous pouvez écrire à Bérengère Pereira Marques (marques-pereira.berengere@ulb.be) ou au comité de rédaction (paradispauleric@gmail.com)

Le comité de rédaction

[1] Brésil-Bolsonaro, Égypte-Al Sisi, Hongrie-Orban, Indonésie-Widadp, Ouganda-Museveni et États-Unis-Trump

[2] Invalidation de l’arrêt « Roe contre Wade » datant de 1973)

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